Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
228
LA NOUVELLE CARTHAGE

Les officiers se contentent de veiller à l’exécution des manœuvres indispensables et pour plus de sûreté mettent eux-mêmes la main à la besogne. Et graduellement l’ambiante langueur les gagne :

— Oh ! se déprendre au plus vite du morne et rigide devoir, dépouiller le sacerdoce avec l’uniforme, s’humaniser ; oui, même s’animaliser… En attendant, pourquoi ne pas tâter des rafraîchissements que ces gueux nous apportent ! Voilà trois semaines que, sous prétexte de brandy, le steward ne nous sert plus que de la ripopée et l’estomac répugne au biscuit de mer, aux conserves et aux salaisons !

Ainsi monologuent les officiers en arpentant le pont. L’austère capitaine lui-même se sent plus faible et plus indulgent que de coutume.

Un runner devine ce trouble, car il s’approche du commandant et, avec un geste câlin, en lui versant une rasade de mixture mousseuse : « Un verre de champagne, mon capitaine ! » Le capitaine dévisage l’effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron courroucé expire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche à peine un rictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le siffle d’un trait, claque les lèvres et le tend au jeune échanson, non pour le lui rendre mais bien pour qu’il le lui remplisse.

Ce drôle dégourdi qui vient de l’induire si victorieusement en tentation ne laisse pas d’intriguer le capitaine, presbytérien rigide et quelque peu puritain. Comme la plupart de ses pareils, ce runner porte un déguisement d’aspirant de marine. Il a la taille d’un jeune mousse, la mine d’une fillette, et pourtant la hanche plus fournie et les reins plus cambrés, plus modelés, que les autres lurons de sa volée. « Où diable cette confrérie de fieffés bandits a-t-elle déniché d’aussi gentilles recrues ? » marronne le respectable capitaine, et, plus sollicité qu’il ne se l’avoue par l’expression agaçante de l’échanson, il s’éloigne en maugréant, lorsque le soi-disant runner lui jette les bras autour du cou et lui révèle son double travestissement.

— Damnation ! clame le commandant en voyant mille lucioles, c’est qu’ils finiront par nous amener tout leur sacré bordel !

— À vos ordres, mon capitaine !

Et, railleusement, elle lui désigne les lieutenants lutinés par des runners auprès de qui ces officiers, bons connaisseurs, ne tardent pas à partager l’agréable méprise de leur commandant.

Cependant, la présence de ces femmes à bord active et irrite l’appétence des matelots et leur fait paraître séculaire la demi-heure qui les sépare des quais anversois. Et l’ivresse aidant,