Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/184

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— Viens ici, Dan. Dis-moi, voudrais-tu devenir un grand chanteur ? Aimerais-tu à être adoré de tout le monde comme Mario et Tamberlick ?

— Non, je détesterais cela ! répondit, avec une décision qui frisait la colère, Daniel qui avait rougi instantanément.

— Bien, bien, bien, lui dit sir Hugo en le caressant pour le calmer. Mais Daniel quitta aussitôt le salon et courut se réfugier dans sa chambre. Il avait été piqué au vif par l’idée que son oncle — peut-être son père ! — voulût lui faire embrasser une carrière qu’il savait impossible pour le fils d’un gentilhomme anglais. Souvent, à Londres, sir Hugo l’avait conduit à l’Opéra, et l’image d’un grand chanteur était vivante pour lui ; mais, en dépit de son goût pour la musique, il se raidissait contre la pensée d’être élevé pour chanter devant le beau monde, qui ne ferait pas plus cas de lui que d’un jouet de grand prix. Puisque sir Hugo avait pensé un instant à lui donner cette position, c’était pour Daniel une preuve incontestable qu’il y avait sur sa naissance une tache quelconque qui le mettait en dehors de la classe des gentilshommes à laquelle appartenait le baronnet. Lui dévoilerait-on jamais ce secret ? Le temps viendrait-il où son oncle lui dirait tout ? Il frémissait devant cette perspective et préférait demeurer toujours dans l’ignorance. Si son père avait mal agi, il désirait qu’on ne lui en parlât jamais ; l’idée que d’autres ne l’ignoraient pas était déjà bien assez amère pour lui. M. Fraser le savait-il ? Apparemment non ; sans cela, il n’aurait pas parlé des neveux des papes comme il l’avait fait. Turvey, le valet, le savait-il ? Et la vieille madame French, la cuisinière ? Et Banks, l’intendant, avec lequel il allait souvent visiter les fermiers, à cheval sur son poney ? Il se souvint alors que, deux ou trois ans plus tôt, un jour qu’il buvait du lait chez madame Banks, le mari, clignant des yeux et avec un rire malin, dit à sa femme ; « Il a tous les traits