Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

drement prit soudain l’aspect d’un père mystérieux qui lui faisait tort. Oui, tort ; car, enfin, qu’était devenue sa mère ? Pourquoi l’avait-on séparé d’elle ?

C’étaient là des secrets sur lesquels Daniel ne pouvait faire de questions, car en parler ou en entendre parler lui aurait fait l’effet de tisons ardents capables d’enflammer sa jeune imagination. Il finit par soulager son cœur en versant d’abondantes larmes qu’il ne songea à sécher que quand M. Fraser lui dit :

— Daniel, ne voyez-vous pas que vous êtes assis sur votre livre ?

La première secousse apaisée, il se dit qu’il n’avait aucune certitude sur la manière dont les choses s’étaient passées, et qu’il venait de faire sur lui-même des conjectures comme il lui était souvent arrivé d’en faire sur Périclès ou Colomb. Mais un trouble secret, à l’idée que d’autres connaissaient peut-être des détails le concernant, qu’ils ne voulaient pas lui révéler et qu’il n’aurait pas voulu entendre, lui donnèrent une réserve prématurée qui servit à mûrir sa jeune expérience ; il prêta désormais l’oreille à des paroles qu’il avait jusque-là laissé passer sans y faire attention, et chaque incident, même vulgaire, qui pouvait se rattacher à ses soupçons, faisait naître en lui de nouveaux sentiments. Une petite aventure arrivée, un mois plus tard, l’impressionna vivement. Outre une belle voix, Daniel possédait encore un admirable instinct musical qui, de bonne heure, l’avait rendu capable de s’accompagner sur le piano, pendant qu’il chantait de mémoire. Il avait ensuite reçu de bonnes leçons, et sir Hugo, qui le chérissait, lui demandait de faire de la musique quand il avait des invités. Un jour, après qu’il eut chanté devant une petite réunion de gentlemen que la pluie retenait à l’intérieur, le baronnet, après avoir fait en souriant une remarque à son voisin, s’écria :