Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/222

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faction ineffable, comme si cette bienheureuse vision se présentait à elle.

— J’espère que votre père n’a pas été mauvais pour vous, dit madame Meyrick, anxieuse de la rappeler à elle-même.

— Non, il me gâtait ; il se donna beaucoup de peine pour m’instruire. Il était acteur et j’ai su plus tard que le Cobourg, où j’entendais dire qu’il allait autrefois, était un théâtre. Il n’avait pas toujours été comédien ; il avait été professeur et connaissait plusieurs langues. Je crois que son talent dramatique était faible, mais il dirigeait le théâtre, écrivait et traduisait des pièces. Une cantatrice italienne vécut longtemps avec nous. Tous deux me donnaient des leçons ; j’avais encore un maître qui me faisait apprendre par cœur et réciter. Je n’avais pas neuf ans quand je parus sur la scène. J’apprenais facilement et je n’avais pas peur ; mais déjà, comme depuis, je détestais ce genre de vie. Mon père gagnait de l’argent, et nous vivions dans le luxe, mais aussi dans le désordre. C’était chez nous un va-et-vient continuel d’hommes et de femmes, des éclats de rire, des disputes, des plaisanteries ; mais tous ces gens me dégoûtaient, bien que je fusse gâtée et caressée par eux. Je me rappelais souvent ma mère. La réflexion me vint de bonne heure, car je lisais beaucoup. Mon père se mit en tête que je pourrais devenir une grande cantatrice ; on prétendait que j’avais une voix merveilleuse pour une enfant et on me donna les meilleurs maîtres. Quand j’eus dix ans, je jouai le rôle d’une petite fille abandonnée qui chantait en s’amusant avec des fleurs. Je le fis sans émotion ; mais les applaudissements et tous les bruits du théâtre m’étaient odieux ; jamais je n’aimai les éloges que l’on me prodiguait ; ce qui me manquait, ce dont j’avais soif, c’étaient les soins et l’amour qui m’avaient entourée dès ma naissance. Je me fis en imagination une vie toute différente de ce qui m’environnait ; je choisis