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a deux ans je n’en avais aucune idée, je veux dire de la manière inattendue dont le malheur nous atteint, paralyse nos mains et nous force à nous taire, quand nous aspirons à parler. Je méprisais alors un peu les femmes, de ne pas mieux régler leur vie et de négliger tant de choses utiles. J’aimais beaucoup à agir à ma guise ; mais j’y ai presque renoncé, conclut-elle en souriant avec insouciance.

— Je n’ai pas renoncé à agir à ma guise, mais il est bien rare que je puisse le faire, dit Will. Il se tenait à une petite distance d’elle, le cœur plein de résolutions contradictoires, désirant quelque preuve indubitable qu’elle l’aimait, tout en redoutant la situation où pourrait le mettre la preuve certaine de cet amour. La chose qu’on désire le plus peut être entourée de conditions qui la rendraient inacceptable.

À cet instant Pratt entra et annonça :

— Sir James Chettam est dans la bibliothèque, madame.

— Priez sir James d’entrer, dit immédiatement Dorothée.

C’était comme si le même choc électrique eût passé par elle et par Will. Tous deux se sentirent fièrement résolus, et ils attendirent sans se regarder l’entrée de sir James.

Celui-ci, après avoir tendu la main à Dorothée, fit un salut aussi léger que possible à Ladislaw qui le lui rendit exactement de la même manière. Se dirigeant alors vers Dorothée, Will lui dit :

— Il faut que je prenne congé de vous, mistress Casaubon, et sans doute pour longtemps.

Dorothée lui tendit la main et lui dit cordialement adieu. Le sentiment que sir James faisait tort à Will, et le traitait avec un dédain immérité, réveilla en elle toute l’ardeur de ses résolutions et toute sa dignité. Il n’y eut pas la plus légère confusion dans ses manières et, lorsque Will fut sorti, elle regarda, sir James avec un si calme sang-froid tout en demandant : « Comment va Célia ? » qu’il fut obligé de faire comme s’il n’eût ressenti aucune contrariété. Et