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Page:Eliot - Middlemarch, volume 2.djvu/248

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cruellement froids, bien différents de ce qu’elle était d’ordinaire. Leurs yeux se rencontrèrent, mais il y avait du mécontentement dans ceux de Will, et dans ceux de Dorothée seulement de la tristesse. Il se détourna et prit son portefeuille sous son bras.

— Je ne vous ai jamais fait tort. Je vous en prie, ne m’oubliez pas, dit Dorothée en réprimant un sanglot qui lui montait au cœur.

— Pourquoi dites-vous cela ? répliqua Will avec irritation. Comme si je ne courais pas plutôt le risque d’oublier tout le reste ?

Il se sentait vraiment de la colère contre elle en ce moment, et ce mouvement le poussa à sortir sans tarder davantage. Tout cela ne fut pour Dorothée qu’un éclair : ses derniers mots, le salut qu’il lui fit depuis la porte, le sentiment qu’il n’était plus là. Elle tomba sur une chaise et y resta immobile, tandis que des images et des émotions diverses l’assaillaient en un instant. Le premier sentiment qu’elle éprouva d’abord en dépit de tout ce qui allait suivre, fut de la joie, — de la joie à la pensée que c’était bien elle que Will aimait, que c’était à elle qu’il renonçait, et que véritablement il n’existait pas d’autre amour moins permis, plus répréhensible, que l’honneur le forçât de fuir. Ils n’en étaient pas moins séparés, mais elle pourrait désormais penser à lui sans contrainte. Dorothée poussa un profond soupir et sentit la force lui revenir. La séparation, à cette heure, devenait facile à supporter. Le premier sentiment d’aimer et d’être aimée excluait le chagrin. C’était comme si quelque poids lourd et glacé s’était fondu et que sa pensée eût de l’espace pour s’étendre ; et le passé qui se représentait à son cœur, elle le comprenait mieux maintenant. La séparation fatale ne diminuait pas la joie (peut-être même en était-elle plus complète en ce moment), car il n’y avait pas de reproches, pas d’étonnement méprisant à redouter des