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— Non, chérie, il faudrait que tu sentisses comme moi, sans quoi tu ne te comprendrais jamais.



CHAPITRE XIV


C’est un destin rare et béni, refusé souvent aux plus grands hommes eux-mêmes, de se savoir innocents devant une foule qui les condamne, d’avoir la conscience que ce dont on les accuse est justement ce qu’il y a en eux de meilleur. Le sort vraiment digne de compassion est celui de l’homme que rien n’autorise à se croire un martyr, arrivât-il à se persuader que ses bourreaux ne sont eux-mêmes que l’incarnation des mauvaises passions, de l’homme qui sait qu’il est lapidé, non pour avoir pratiqué le Bien, mais parce qu’il n’est pas l’homme qu’il faisait profession d’être.

Tel était le sentiment qui consumait Bulstrode tandis qu’il se préparait à quitter Middlemarch pour aller achever sa lamentable existence à l’abri de ce triste refuge : l’indifférence de nouveaux visages. La constance soumise, miséricordieuse, de sa femme l’avait délivré d’une terreur, mais elle ne pouvait empêcher que sa présence fût encore un tribunal duquel il souhaitait ardemment l’absolution, tout en reculant à la pensée de se confesser. Ses équivoques avec lui-même au moment de la mort de Raffles l’avaient soutenu dans l’idée d’une Toute-Puissance à laquelle il adressait ses prières ; et cependant il était sous l’empire d’une terreur qui ne lui permettait pas de les exposer au jugement de sa femme par une entière confession. Les actes qu’il avait lavés et effacés par des arguments et des raisons intérieures, et pour lesquels il semblait comparativement plus facile d’obtenir un pardon invisible, de quel nom les appellerait-elle ?