Page:Elzenberg - Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909.djvu/129

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tinctive de Leconte de Lisle : l’identification de soi-même avec l’humanité, le sentiment très fort d’un parallélisme entre sa propre histoire, à lui Leconte de Lisle, ses propres rêves, aspirations ou souffrances, et les rêves, les aspirations, les souffrances de toute l’humanité. C’est en cela, dans cet « élargissement du cœur »[1], que consiste véritablement son impersonnalité : bien de ses poèmes célébrés pour leur caractère objectif ne sont que d’une subjectivité élargie, humaine au lieu d’être individuelle. Par là il se distingue de ses contemporains, tel que Flaubert : lui, il ne pénètre pas du dehors dans les sentiments des autres, il les développe de son propre fond, sûr d’avance que ce qu’il tirera de lui-même ne pourra être qu’un sentiment universel. C’est ici le lieu de citer la stance de la Vision de Brahma :

Sagesse et passions, vertus, vices des hommes,
Désirs, haines, amours, maux et félicité,
Tout rugit et chanta dans son cœur agité :
Il ne dit plus : Je suis ! mais il pensa : Nous sommes[2] !

  1. L’expression est dans une lettre de 1844 [Leblond, p. 155.] « Je vais me détachant en fait des individus pour agir et pour vivre par la pensée avec la masse seulement. Je m’efface, je me synthétise ! C’est le tort — si c’en est un, — de la poésie que j’affectionne entre toutes. » S’effacer n’est pas un mot très exact ; on ne voit pas bien Leconte de Lisle s’effaçant en quelque manière que ce soit, mais le reste est très juste, et se synthétiser est fort expressif malgré son vague.
  2. L’importance de ces vers est d’autant plus grande qu’ils