Page:Emile Littre - Etudes et glanures - Didier, 1880.djvu/446

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à-dire pendant douze ans, je n’ai jamais manqué à la discipline que je m’étais imposée. Je ne dirai pas que des impatiences de finir ne me prissent en certains moments de lassitude physique ou mentale. Mais, chose assez singulière, ce ne fut pas quand la masse de travail, entamée de peu, semblait décourageante par son énormité ce fut quand elle diminua sensiblement et que j’approchai de la terminaison. Alors je m’irritais contre la lenteur des étapes qui me restaient à parcourir ; je comptais et recomptais ce que j’avais encore de pages à rédiger et d’heures à y mettre. Puis, me gourmandant de ma faiblesse, je revenais au cours régulier de mes journées et de mes nuits, qui ne m’avaient pas conduit si loin pour me laisser défaillir à la dernière portion du chemin et à la vue même du but. Défaillir quelque peu a sa compensation, c’est l’exhortation de soi-même à soi-même. Rien de tel pour s’entretenir dans les bonnes pensées et les fermes propos, que de se faire de temps en temps un sermon en règle qui touche au vif des choses et au vif du caractère. Alors aucun prédicateur ne nous vaut pour nous fermer la bouche et nous ouvrir les yeux.

Il y eut pourtant une infraction. Elle fut assez considérable et assez caractéristique pour que je ne la passe pas sous silence. Au moment où je commençais à être dans la pleine activité du travail, en 1861, la veuve d’Auguste Comte me demanda d’écrire la vie de son mari, assurant que j’étais celui qui, vu toutes les circonstances, pouvait l'écrire avec les meilleures informations, et mettant à ma disposition ses souvenirs et ses papiers. Je refusai longtemps, objectant mon dictionnaire qui m’absorbait tout entier, et promettant de me consacrer