Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/113

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il va apercevoir une foule de choses dont nous ne nous doutons seulement pas ; puis il expliquera l’invisible, il donnera un corps à ses rêveries les plus vagues. Je voudrais le dresser debout devant le lecteur, tel que je le comprends, avec son bagage de rhétoricien, avec ses draperies de prophète ; je voudrais le montrer délirant à froid, les yeux démesurément ouverts sur ce qui est, pour arriver à distinguer ce qui n’est pas ; je voudrais faire voir en lui le mécanisme de la vision intérieure et faire comprendre ainsi que son œuvre n’est jamais que l’effort puissant d’un esprit qui crée un nouveau monde à sa fantaisie, sans presque se servir de l’ancien.

Vous vous imaginez bien que, lorsqu’un pareil homme va aux champs, il n’y va pas, comme vous ou moi, en bon enfant qui n’entend point malice aux naïvetés de la nature. Il y porte tous les effarements dont sa tête est pleine ; il est un Ezéchiel campagnard. D’ailleurs, il le dit lui-même, il a dompté Pégase pour marcher au pas le long des sentiers fleuris de l’idylle, et il est encore tout essoufflé du terrible effort qu’il a dû faire pour soumettre le grand cheval aux allures modestes d’un bidet de campagne. Vous ou moi, nous serions sortis à pied, nous aurions chanté les bois tels qu’ils sont, sans les transfigurer en Edens, sans les voir en pleine lumière idéale. Le poète, monté sur l’effrayant coursier, qui se cabre, toujours prêt à s’envoler, regarde le ciel et chante une terre de son invention, sans voir celle qui est à ses pieds.

Nos mondes, à nous poètes et romanciers, sont