Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/112

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Je viens d’employer le mot prophète, c’est le seul que je trouve pour désigner nettement Victor Hugo, à cette heure. Il prêche et il prédit ; il dit voir au delà de la matière, voir jusqu’à Dieu ; il a des tristesses, des colères, des amertumes bibliques ; il nous promet de terrasser Satan et de nous ouvrir le ciel. Nous ne l’avons plus parmi nous, et, du haut de son rocher, il se dresse, plus grand et plus terrible ; il a rendu sa parole confuse, étrange, heurtée ; il se plaît dans les obscurités, dans le trivial grandiose, dans le laisser-aller de l’inspiration divine. Je ne sais si je rends bien l’attitude prise par ce puissant esprit, d’une façon inconsciente sans doute. C’est là un fait qui à lui seul me servira à constater de quelle manière sont nées les Chansons des rues et des bois.

Imaginez-vous le poète dans sa solitude, dans son exil. Il est là en révolté, ayant secoué les dogmes littéraires et politiques. Il a conscience de sa force, il s’exalte dans son repos, il regarde fixement le monde qui s’étale devant lui. C’est alors que se produit l’hallucination dont j’ai parlé. Le poète n’aperçoit plus le monde réel qu’au travers de ses propres visions. De tout temps, il s’est peu soucié de la réalité ; il a puisé en lui toute son œuvre. Il a créé une terre imaginaire que son sens créateur, excité par la lutte, a rendue de plus en plus bizarre. En outre, il est très savant, et il ne peut oublier sa science ; il s’est fait une philosophie étrange, une philosophie de poète, et il l’applique à l’explication de l’univers, en révélateur infaillible. Ses sens n’ont plus la simplicité des nôtres ;