Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/180

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bégayements du début ; ils ont plus de grâce et plus de loyauté que cette perfection désespérante de la médiocrité. Je suis pour les hommes courageux qui se sentent l’audace de tout, qui écriraient aussi bien un roman qu’une pièce de théâtre, un feuilleton qu’une élégie, et qui trouveraient moyen de se mettre tout entiers dans la moindre page sortie de leur plume. Je suis pour les hommes courageux qui ont la brutalité du vrai, qui enjambent les règles reçues, qui ne savent pas et qui imposent cependant leurs idées, parce que ces idées ont une grande force de volonté. Je suis enfin pour les hommes courageux qui sont vaillants dans la lutte, qui payent de leur personne, qui ont un grand dédain pour la foule des railleurs.

On s’imagine maintenant les murmures du public, lors de la première représentation. Il y avait là un mélange bizarre de sentiments : l’étonnement causé par les allures nouvelles et irrégulières du drame, la répugnance du vrai, le désir intime de voir tomber la pièce, le besoin dun peu rire de l’auteur. Mêlez tout cela, ajoutez mille petits préjugés, mille petites influences indirectes, et vous obtiendrez cet esprit d’hostilité très évidente avec lequel on a écouté les Deux Sœurs. Qu’on ne dise pas : l’œuvre est tombée parce qu’elle était radicalement mauvaise. Mais qu’on dise : l’œuvre est tombée parce qu’elle déplaisait au public, parce qu’elle était trop forte pour lui, et que ce bon public, nourri de grivoiseries et de parades, ne peut digérer encore une nourriture, mal servie et mal apprêtée peut-être, mais saine et savoureuse. Un soir,