Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/204

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toire populaire, naïve, égoïste, ignorante des grands courants supérieurs, s’attachant surtout à l’effet et ne montant jamais à la cause. Les gens instruits pourront reconstruire la France à l’aide de la peinture d’une petite ville ; mais je doute que le peuple, pour lequel les livres semblent écrits, y prenne des leçons justes et vraies. Il les lira avec intérêt, trouvant en eux les sentiments qui l’animent, l’amour de la patrie mêlé à l’amour de la propriété, les instincts de violence et le besoin de repos, la haine du despotisme et l’élan vers la liberté. Mais il n’y apprendra pas l’histoire, cette science sévère ; il condamnera les événements, sans les comprendre, emporté seulement par sa sensibilité et par son égoïsme.

Il y a deux faces bien distinctes dans les ouvrages dont je parle : une partie romanesque d’une grande faiblesse, une partie descriptive admirable.

La méthode d’Erckmann-Chatrian est simple : il prend un enfant et lui fait conter une bataille qui a eu lieu devant lui ; il écrit les mémoires d’un soldat et il décrit seulement les scènes auxquelles ce soldat a assisté. Il arrive ainsi à une puissance de description extrême ; il ne s’égare pas dans l’aspect de l’ensemble, il concentre toutes ses forces d’observation sur un point, et il réussit à nous donner un tableau exact, grand comme la main, qui, par une force merveilleuse, nous fait deviner tout ce qui devait l’entourer. Il n’est pas jusqu’à la naïveté du récit qui ne soit ici un attrait de plus ; la vérité brutale des détails, l’impitoyable réalité prend je ne sais quel air de franchise