Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/215

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parler de mangeaille et de manteaux royaux, de mœurs brutales et d’existence luxueuse et libre. Il se lâche en aveugle dans ces jours d’autrefois où s’étalaient les beaux hommes, et il me semble l’entendre, tout au fond, se plaindre vaguement de lassitude et de souffrance.

Par un constraste étrange, il y a encore un autre homme en lui, un homme sec et positif, un mathématicien de la pensée, qui fait le plus singulier effet à côté du poète prodigue dont je viens de parler. L’éclat disparaît ; par instants, le froissement des belles étoffes et le choc des verres s’éteignent ; la phrase, resserrée et raide, n’est plus que le langage d’un démonstrateur qui explique un théorème. Nous assistons à une leçon de géométrie, de mécanique. La carcasse de chacune de ses œuvres est ainsi fortement forgée ; elle est l’ouvrage d’un mécanicien impitoyable, qui ajuste chaque pièce avec un soin particulier, qui dresse sa charpente selon des mesures exactes, ménageant de petits casiers pour chacune des pensées, et liant le tout avec des crampons puissants. La masse est effrayante de solidité. M. Taine est d’une sécheresse extrême dans le plan et dans toutes les parties de pur raisonnement, il ne se livre, il n’est poète que dans les exemples qu’il choisit pour l’application de ses théories. Aussi dit-on de ses livres qu’ils fatiguent un peu à la lecture ; on voudrait plus de laisser-aller, plus d’imprévu ; on est irrité contre cet esprit altier, qui vous ploie brutalement à ses croyances, qui vous saisit comme un engrenage et