Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/226

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où chaque citoyen est maître chez lui. Il y a là une somme énorme d’activité dépensée, une vie fiévreuse et emportée. On n’admire pas assez cet enfantement continu et obstiné de notre époque ; chaque jour est signalé par un nouvel effort, par une nouvelle création. La tâche est faite et reprise avec acharnement. Les artistes s’enferment chacun dans son coin et semblent travailler à part au chef-d’œuvre qui va décider de la prochaine école ; il n’y a pas d’école, chacun peut et veut devenir le maître. Ne pleurez donc pas sur notre âge, sur les destinées de l’art ; nous assistons à un labeur profondément humain, à la lutte des diverses facultés, aux couches laborieuses d’un temps qui doit porter en lui un grand et bel avenir. Notre art, l’anarchie, la lutte des talents, est sans doute l’expression fidèle de notre société ; nous sommes malades d’industrie et de science, malades de progrès ; nous vivons dans la fièvre pour préparer une vie d’équilibre à nos fils ; nous cherchons, nous faisons chaque jour de nouveaux essais, nous créons pièce à pièce un monde nouveau. Notre art doit nous ressembler : lutter pour se renouveler, vivre au milieu du désordre de toute reconstruction pour se reposer un jour dans une beauté et dans une paix profondes. Attendez le grand homme futur, qui dira le mot que nous cherchons en vain ; mais, en attendant, ne dédaignez pas trop les travailleurs d’aujourd’hui qui suent sang et eau et qui nous donnent le spectacle magnifique d’une société en travail d’enfantement. »