Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/35

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l’esprit, et non en prêchant, en s’adressant à la raison.

D’ailleurs, la définition m’inquiète peu. Elle n’est que le résumé fort innocent d’une doctrine autrement dangereuse. Je ne puis l’accepter uniquement à cause des développements que lui donne Proudhon ; en elle-même, je la trouve l’œuvre d’un brave homme qui juge l’art comme on juge la gymnastique et l’étude des racines grecques.

Proudhon pose ceci en thèse générale. Moi public, moi humanité, j’ai droit de guider l’artiste et d’exiger de lui ce qui me plaît ; il ne doit pas être lui, il doit être moi, il doit ne penser que comme moi, ne travailler que pour moi. L’artiste par lui-même n’est rien, il est tout par l’humanité et pour l’humanité. En un mot, le sentiment individuel, la libre expression d’une personnalité sont défendus. Il faut n’être que l’interprète du goût général, ne travailler qu’au nom de tous, afin de plaire à tous. L’art atteint son degré de perfection lorsque l’artiste s’efface, lorsque l’œuvre ne porte plus de nom, lorsqu’elle est le produit d’une époque tout entière, d’une nation, comme la statuaire égyptienne et celle de nos cathédrales gothiques.

Moi, je pose en principe que l’œuvre ne vit que par l’originalité. Il faut que je retrouve un homme dans chaque œuvre, ou l’œuvre me laisse froid. Je sacrifie carrément l’humanité à l’artiste. Ma définition d’une œuvre d’art serait, si je la formulais : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament.  Que m’importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair et mon sang, mon cœur et ma pensée.