Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ribles. Les Casseurs de pierres, au rebours, crient par leurs haillons vengeance contre l’art et la société ; au fond, ils sont inoffensifs et leurs âmes sont saines. » Et Proudhon examine ainsi chaque toile, les expliquant toutes et leur donnant un sens politique, religieux, ou de simple police des mœurs.

Les droits d’un commentateur sont larges, je le sais, et il est permis à tout esprit de dire ce qu’il sent à la vue d’une œuvre d’art. Il y a même des observations fortes et justes dans ce que pense Proudhon mis en face des tableaux de Courbet. Seulement, il reste philosophe, il ne veut pas sentir en artiste. Je le répète, le sujet seul l’occupe ; il le discute, il le caresse, il s’extasie et il se révolte. Absolument parlant, je ne vois pas de mal à cela ; mais les admirations, les commentaires de Proudhon deviennent dangereux, lorsqu’il les résume en règle et veut en faire les lois de l’art qu’il rêve. Il ne voit pas que Courbet existe par lui-même, et non par les sujets qu’il a choisis : l’artiste aurait peint du même pinceau des Romains ou des Grecs, des Jupiters ou des Vénus, qu’il serait tout aussi haut. L’objet ou la personne à peindre sont les prétextes ; le génie consiste à rendre cet objet ou cette personne dans un sens nouveau, plus vrai ou plus grand. Quant à moi, ce n’est pas l’arbre, le visage, la scène qu’on me représente qui me touchent : c’est l’homme que je trouve dans l’œuvre, c’est l’individualité puissante qui a su créer, à côté du monde de Dieu, un monde personnel que mes yeux ne pourront plus oublier et qu’ils reconnaîtront partout.