Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/99

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merce sont là, à la porte, qui pressent le crayon ou le pinceau, et l’on arrive peu à peu à faire, en leur collaboration, des œuvres purement commerciales. Qu’on ne pousse donc pas l’artiste à nous étonner, en publiant chaque année une œuvre qui demanderait dix ans d’études ; qu’on le modère plutôt et qu’on lui conseille de s’enfermer au fond de son atelier pour y composer, dans la réflexion et le travail, les grandes épopées que son esprit conçoit avec une si remarquable intuition.

Gustave Doré a trente-trois ans. C’est à cet âge qu’il a cru devoir s’attaquer au grand poème humain, à ce recueil de récits terribles ou souriants que l’on nomme la Sainte Bible. J’aurais aimé qu’il gardât cette œuvre pour dernier labeur, pour le travail grandiose qui eût consacré sa gloire. Où trouvera-t-il maintenant un sujet plus vaste, plus digne d’être étudié avec amour, un sujet qui offre plus de spectacles doux ou terrifiants à son crayon créateur ? S’il est vrai que l’artiste soit fatalement forcé de produire des œuvres de plus en plus puissantes et fortes, je tremble pour lui, qui cherchera en vain un second poème plus fécond en visions sublimes. Lorsqu’il voudra donner l’œuvre dans laquelle il mettra tout son cœur et toute sa chair, il n’aura plus les légendes rayonnantes d’Israël, et je ne sais vraiment à quelle autre épopée il pourra demander un égal horizon.

Je n’ai pas, d’ailleurs, mission d’interroger l’artiste sur son bon plaisir. L’œuvre est là, et je dois seulement l’analyser et la présenter au public.