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AU BONHEUR DES DAMES.

lumière aveuglante d’une des fenêtres. C’était un aveu qu’elle avait dû se faire, dans cette chambre même, aux heures d’insomnie : si elle tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant que ce n’était pas de crainte ; et son malaise d’autrefois, son ancienne peur ne pouvait être que l’ignorance effarée de l’amour, le trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvagerie d’enfant. Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu’elle l’avait toujours aimé, depuis l’heure où elle avait frémi et balbutié devant lui. Elle l’aimait lorsqu’elle le redoutait comme un maître sans pitié, elle l’aimait lorsque son cœur éperdu rêvait de Hutin, inconscient, cédant à un besoin d’affection. Peut-être se serait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n’avait aimé que cet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait, se déroulait dans la clarté de la fenêtre : les sévérités des premiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirs des Tuileries, enfin les désirs dont il l’effleurait depuis l’heure où elle était rentrée. La lettre glissa jusqu’à terre, Denise regardait toujours la fenêtre, dont le plein soleil l’éblouissait.

Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre, de la faire disparaître dans sa poche. C’était Pauline, qui, s’échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer un peu.

— Êtes-vous remise, ma chère ? On ne se rencontre plus.

Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, et surtout de s’y enfermer à deux, Denise l’emmena au bout du couloir, où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du directeur pour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y travailler, en attendant onze heures. La pièce, blanc et or, d’une nudité banale de salle d’hôtel, était meublée d’un piano, d’un guéridon central, de fauteuils et de canapés recouverts de housses