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LES ROUGON-MACQUART.

Ses paupières de nouveau s’étaient closes, un frisson pâlit son visage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quais s’enfonçant dans des rougeoîments de fournaise, ce fossé profond de la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corps noirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc là une bienvenue ?

Il y eut un silence. Claude s’était remis à son dessin. Mais elle remua, son bras s’engourdissait.

— Le coude un peu rabattu, je vous prie.

Puis, d’un air d’intérêt, pour s’excuser :

— Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation, s’ils ont appris la catastrophe.

— Je n’ai pas de parents.

— Comment ! ni père ni mère… Vous êtes seule ?

— Oui, toute seule. 

Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son père, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, ce dernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où une paralysie des jambes l’avait forcé de prendre sa retraite. Pendant près de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas, en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant des éventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et, depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec l’unique amitié d’une religieuse, la supérieure des Sœurs de la Visitation, qui l’avait gardée dans son pensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, la supérieure ayant fini par lui trouver cette place de lec-