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L’ŒUVRE.

Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, d’un air plein de surprise.

— Vous trouvez ? ça vous plaît, vraiment ?… Eh bien, quand vous êtes entrés, j’étais en train de la juger infecte, cette toile… Parole d’honneur ! je broyais du noir, j’étais convaincu que je n’avais plus pour deux sous de talent.

Ses mains tremblaient, tout son grand corps était dans le tressaillement douloureux de la création. Il se débarrassa de sa palette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient le vide ; et cet artiste vieilli au milieu du succès, dont la place était assurée dans l’École française, leur cria :

— Ça vous étonne, mais il y a des jours où je me demande si je vais savoir dessiner un nez… Oui, à chacun de mes tableaux, j’ai encore une grosse émotion de débutant, le cœur qui bat, une angoisse qui sèche la bouche, enfin un trac abominable. Ah ! le trac, jeunes gens, vous croyez le connaître, et vous ne vous en doutez même pas, parce que, mon Dieu ! vous autres, si vous ratez une œuvre, vous en êtes quittes pour vous efforcer d’en faire une meilleure, personne ne vous accable ; tandis que nous, les vieux, nous qui avons donné notre mesure, qui sommes forcés d’être égaux à nous-mêmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir, sans culbuter dans la fosse commune… Va donc, homme célèbre, grand artiste, mange-toi la cervelle, brûle ton sang, pour monter encore, toujours plus haut, toujours plus haut ; et, si tu piétines sur place, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds à piétiner le plus longtemps possible ; et, si tu sens que tu déclines, eh bien ! achève de te briser, en roulant dans l’agonie de ton talent qui n’est plus de l’époque, dans l’oubli