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L’ŒUVRE.

bas, à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait cru tenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleins bras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ils étaient restés quand même étrangers ; et il préférait l’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamais atteinte, ce désir fou que rien ne contenait. Ah ! les vouloir toutes, les créer selon son rêve, des gorges de satin, des hanches couleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimer que pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoir les étreindre ! Christine était la réalité, le but que la main atteignait, et Claude en avait eu le dégoût en une saison, lui le soldat de l’incréé, ainsi que Sandoz l’appelait parfois en riant.

Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. La bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme qu’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’était au delà qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dédoublement de sa personne, comprenant la misère d’une telle souffrance, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantée. Et pourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il préférait sa copie à elle-même, que cette copie était l’adorée, la préoccupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait à la pose pour embellir l’autre, il ne tenait plus que de l’autre sa joie ou sa tristesse, selon qu’il la voyait vivre ou languir sous son pinceau. N’était-ce donc pas de l’amour, cela ? et quelle souffrance de prêter sa chair, pour que l’autre naquît, pour que le cau-