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Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/327

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L’ŒUVRE.

mois. À dix reprises, la figure fut commencée, abandonnée, refaite complètement. Une année, deux années s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminé parfois, et le lendemain gratté, entièrement à reprendre.

Ah ! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effort de sang et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair, souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre l’Ange ! Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais accoucher de son génie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à peu près du rendu, les tricheries nécessaires, le tracassaient de remords, l’indignaient comme une faiblesse lâche ; et il recommençait, et il gâtait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne « parlait » pas, mécontent de ses bonnes femmes, ainsi que le disaient plaisamment les camarades, tant qu’elles ne descendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pour les créer vivantes ? Un rien sans doute. Il était un peu en deçà, un peu au delà peut-être. Un jour, le mot de génie incomplet, entendu derrière son dos, l’avait flatté et épouvanté. Oui, ce devait être cela, le saut trop court ou trop long, le déséquilibrement des nerfs dont il souffrait, le détraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou. Quand un désespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyait son œuvre, il emportait maintenant cette idée d’une impuissance fatale, il l’écoutait battre contre son crâne, comme le glas obstiné d’une cloche.