Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/236

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dont on menait l’Universelle, pareille à une machine, bourrée de charbon, lancée sur des rails diaboliques, jusqu’à ce que tout crevât et sautât, sous un dernier choc. Elle n’était point une naïve, une nigaude, que l’on pût tromper ; même ignorante de la technique des opérations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenage, de cet enfièvrement, destiné à griser la foule, à l’entraîner dans cette épidémique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours à plus de succès, à des guichets monumentaux, des guichets enchantés qui absorbaient des rivières, pour rendre des fleuves, des océans d’or. Son pauvre frère, si crédule, séduit, emporté, allait-elle donc le trahir, l’abandonner à ce flot qui menaçait, un jour, de les noyer tous ? Elle était désespérée de son inaction et de son impuissance.

Cependant, le crépuscule assombrissait la salle des épures, que le foyer éteint n’éclairait même pas d’un reflet ; et, dans ces ténèbres accrues, madame Caroline pleurait plus fort. C’était lâche de pleurer ainsi, car elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiétude sur les affaires de l’Universelle. Saccard, certainement, menait à lui seul le terrible galop, fouaillait la bête avec une férocité, une inconscience morale extraordinaire, quitte à la tuer. Il était l’unique coupable, elle avait un frisson à tâcher de lire en lui, dans cette âme obscure d’un homme d’argent, ignorée de lui-même, où l’ombre cachait de l’ombre, l’infini boueux de toutes les déchéances. Ce qu’elle n’y distinguait pas encore nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la découverte lente de tant de plaies, la crainte d’une catastrophe possible ne l’auraient pas ainsi jeté sur cette table, pleurante et sans force, l’auraient au contraire redressée, dans un besoin de lutte et de guérison. Elle se connaissait, elle était une guerrière. Non ! si elle sanglotait si fort, telle qu’une enfant débile, c’était qu’elle aimait Saccard et que Saccard, à cette minute même, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu’elle était obligée