Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/118

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carrier du nom de Cabuche, qui venait de faire cinq ans de prison, pour avoir tué un homme dans un cabaret. Ce garçon vivait à l’état sauvage, sur la lisière de la forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, lui avait laissé une masure faite de troncs d’arbres et de terre. Il s’entêtait à y exploiter un coin des carrières abandonnées, qui autrefois, je crois bien, ont fourni la moitié des pierres dont Rouen est bâti. Et c’était au fond de ce terrier que la petite allait retrouver son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu’il vivait absolument seul, comme un pestiféré. Souvent, on les rencontrait ensemble, rôdant par les bois, se tenant par la main, elle si mignonne, lui énorme et bestial. Enfin, une débauche à ne pas croire… Naturellement, je n’ai connu ces choses que plus tard. J’avais pris Louisette chez moi presque par charité, pour faire une bonne œuvre. Sa famille, ces Misard, que je savais pauvres, s’étaient bien gardés de me dire qu’ils avaient roué de coups l’enfant, sans pouvoir l’empêcher de courir chez son Cabuche, dès qu’une porte restait ouverte… Et c’est alors que l’accident est arrivé. Mon frère, à Doinville, n’avait pas de serviteurs à lui. Louisette et une autre femme faisaient le ménage du pavillon écarté qu’il occupait. Un matin qu’elle s’y était rendue seule, elle disparut. Pour moi, elle préméditait sa fuite depuis longtemps, peut-être son amant l’attendait-il et l’avait-il emmenée… Mais l’épouvantable, ce fut que, cinq jours après, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des détails sur un viol, tenté par mon frère, dans des circonstances si monstrueuses, que l’enfant, affolée, était allée chez Cabuche, disait-on, mourir d’une fièvre cérébrale. Que s’était-il passé ? tant de versions ont circulé, qu’il est difficile de le dire. Je crois pour ma part que Louisette, morte réellement d’une mauvaise fièvre, car un médecin l’a constaté, a succombé à quelque imprudence, des nuits à la belle étoile, des vagabondages dans les