Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/123

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se méfiait pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à des aveux. Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.

— Oh ! non, monsieur, aucun motif… J’ai dû dire ça à titre de simple raisonnement, parce qu’en effet il est difficile de s’expliquer les choses d’une autre façon.

— Alors, vous n’avez pas vu l’homme, vous ne pouvez rien nous apprendre sur lui ?

— Non, non, monsieur, rien !

M. Denizet sembla abandonner ce point de l’instruction. Mais il y revint tout de suite avec Roubaud.

— Et vous, comment se fait-il que vous n’ayez pas vu l’homme, s’il est réellement monté, car il résulte de votre déposition même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu’on a sifflé pour le départ ?

Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare, dans l’anxiété où il était de savoir quel parti il devait prendre, lâcher l’invention de l’homme, ou s’y entêter. Si l’on avait des preuves contre lui, l’hypothèse de l’assassin inconnu n’était guère soutenable et pouvait même aggraver son cas. Il attendait de comprendre, il répondit par des explications confuses, longuement.

— Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez à mettre fin aux soupçons qui se sont égarés sur diverses personnes.

Cela parut si direct à Roubaud, qu’il éprouva un irrésistible besoin de s’innocenter. Il se vit découvert, son parti fut pris tout de suite.

— Il y a là un tel cas de conscience ! On hésite, vous comprenez, rien n’est plus naturel. Quand je vous avouerais que je crois bien l’avoir vu, l’homme…

Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement de franchise à son habileté. Il disait connaître par expérience l’étrange peine que certains témoins