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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/162

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à l’horloge d’un bijoutier, qu’il était six heures moins vingt.

— Tiens ! je vais me payer un bon dîner, j’ai le temps.

En face de la gare, elle choisit le restaurant le plus luxueux ; et, installée seule à une petite table bien blanche, contre la glace sans tain de la devanture, très amusée par le mouvement de la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres, des filets de sole, une aile de poulet rôti. C’était bien le moins qu’elle se rattrapât de son mauvais déjeuner. Elle dévora, trouva exquis le pain de gruau, se fit encore faire une friandise, des beignets soufflés. Puis, son café bu, elle se pressa, car elle n’avait plus que quelques minutes pour prendre l’express.

Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre ses vêtements de travail, s’était rendu tout de suite au Dépôt, où il n’arrivait d’ordinaire qu’une demi-heure avant le départ de sa machine. Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins de visite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois. Mais, ce jour-là, dans l’émotion tendre où il était, un scrupule inconscient venait de l’envahir, il voulait s’assurer par lui-même du bon fonctionnement de toutes les pièces ; d’autant plus que, le matin, en venant du Havre, il croyait s’être aperçu d’une dépense de force plus grande pour un travail moindre.

Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes fenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines au repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d’une voie, destinée à partir la première. Un chauffeur du Dépôt venait de charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans la fosse à piquer le feu. C’était une de ces machines d’express, à deux essieux couplés, d’une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force. Ainsi que les