Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/165

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porta, lorsqu’il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d’un déjeuner, fait avec un ami. D’habitude, les deux hommes s’entendaient très bien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d’un bout à l’autre de la ligne, secoués côte à côte, silencieux, unis par la même besogne et les mêmes dangers. Bien qu’il fût son cadet de plus de dix ans, le mécanicien se montrait paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu’il était trop ivre ; et celui-ci lui rendait cette complaisance en un dévouement de chien, excellent ouvrier d’ailleurs, rompu au métier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deux et la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute. Aussi Pecqueux, interloqué d’être si mal reçu, regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu’il l’entendit grogner ses doutes contre elle.

— Quoi donc ? mais elle va comme une fée !

— Non, non, je ne suis pas tranquille.

Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocher la tête. Il fit jouer les manettes, s’assura du fonctionnement de la soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même les godets graisseurs des cylindres ; pendant que le chauffeur essuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille. La tringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer. C’était que, dans son cœur, la Lison ne se trouvait plus seule. Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile, qu’il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d’être aimée et protégée. Jamais, quand une cause involontaire l’avait mis en retard, qu’il lançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts kilomètres, jamais il n’avait songé aux dangers que pouvaient courir les voyageurs. Et voilà que la seule idée de reconduire au Havre cette femme presque