Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/166

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détestée le matin, amenée avec ennui, le travaillait d’une inquiétude, de la crainte d’un accident, où il se l’imaginait blessée par sa faute, mourante entre ses bras. Dès maintenant, il avait charge d’amour. La Lison, soupçonnée, ferait bien de se conduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonne marcheuse.

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit pont de tôle qui reliait le tender à la machine ; et, le dernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissant à la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la voie. Presque tout de suite elle put s’engager dans le tunnel des Batignolles. Mais, au pont de l’Europe, il lui fallut attendre ; et il n’était que l’heure réglementaire, lorsque l’aiguilleur l’envoya sur l’express de six heures trente, auquel deux hommes d’équipe l’attelèrent solidement.

On allait partir, il n’y avait plus que cinq minutes, et Jacques se penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de la bousculade des voyageurs. Il était bien certain qu’elle ne monterait pas, sans être d’abord venue jusqu’à lui. Enfin, elle parut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea tout le train, ne s’arrêta qu’à la machine, le teint animé, exultante de joie.

Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.

— Ne vous inquiétez pas, me voici.

Lui, également, se mit à rire, heureux qu’elle fût là.

— Bon, bon ! ça va bien.

Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse :

— Mon ami, je suis contente, très contente… Une grande chance qui m’arrive… Tout ce que je désirais.

Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir. Puis, comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, par plaisanterie :