jour, elle l’entendait ronfler jusqu’au soir ; et, du reste, c’était devenu pour elle les bonnes semaines, celles qu’elle vivait comme autrefois, avant d’être mariée, tenant toute la largeur du lit, se récréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière. Elle ne sortait presque jamais, elle n’apercevait du Havre que les fumées des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient le ciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait l’horizon, à quelques mètres de ses yeux. La ville était là, derrière cet éternel mur ; elle la sentait toujours présente, son ennui de ne pas la voir avait à la longue pris de la douceur ; cinq ou six pots de giroflées et de verveines, qu’elle cultivait dans le chéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissant sa solitude. Parfois, elle parlait d’elle comme d’une recluse, au fond d’un bois. Seul, à ses moments de flâne, Roubaud enjambait la fenêtre ; puis, filant le long du chéneau, il allait jusqu’au bout, montait la pente de zinc, s’asseyait en haut du pignon, au-dessus du cours Napoléon ; et là, enfin, il fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville étalée à ses pieds, les bassins plantés de la haute futaie des mâts, la mer immense, d’un vert pâle, à l’infini.
Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménages d’employés, voisins des Roubaud. Ce couloir, où soufflait d’ordinaire un si terrible vent de commérages, s’endormait lui aussi. Quand Philomène rendait visite à madame Lebleu, c’était à peine si l’on entendait le léger murmure de leurs voix. Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses, elles ne parlaient plus du sous-chef qu’avec une commisération dédaigneuse : bien sûr que, pour lui conserver sa place, son épouse était allée en faire de belles, à Paris ; enfin, un homme taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons. Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormais ses voisins n’étaient point de force à lui reprendre