Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/179

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Une fatigue, une indifférence, ce que l’âge amène, il semblait que la crise affreuse, le sang répandu, l’eût produit entre eux. Les nuits où ils ne pouvaient éviter le lit commun, ils se tenaient aux deux bords. Et Jacques, certainement, aidait à consommer ce divorce, en les tirant par sa présence de l’obsession où ils étaient d’eux-mêmes. Il les délivrait l’un de l’autre.

Roubaud, cependant, vivait sans remords. Il avait eu seulement peur des suites, avant que l’affaire fût classée ; et sa grande inquiétude était surtout de perdre sa place. À cette heure, il ne regrettait rien. Peut-être, pourtant, s’il avait dû recommencer l’affaire, n’y aurait-il point mêlé sa femme ; car les femmes s’effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parce qu’il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd. Il serait resté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu’à la camaraderie terrifiée et querelleuse du crime. Mais les choses étaient ainsi, il fallait s’y accommoder ; d’autant plus qu’il devait faire un véritable effort pour se replacer dans l’état d’esprit où il était, lorsque, après l’aveu, il avait jugé le meurtre nécessaire à sa vie. S’il n’avait pas tué l’homme, il lui semblait alors qu’il n’aurait pas pu vivre. Aujourd’hui que sa flamme jalouse était morte, qu’il n’en retrouvait pas l’intolérable brûlure, envahi d’un engourdissement, comme si le sang de son cœur se fût épaissi de tout le sang versé, cette nécessité du meurtre ne lui apparaissait plus si évidente. Il en arrivait à se demander si cela valait vraiment la peine de tuer. Ce n’était, d’ailleurs, pas même un repentir, une désillusion au plus, l’idée qu’on fait souvent des choses inavouables pour être heureux, sans le devenir davantage. Lui, si bavard, tombait à de longs silences, à des réflexions confuses, d’où il sortait plus sombre. Tous les jours, à présent, pour éviter après les repas de rester face à face avec sa femme, il montait sur la marquise, allait s’asseoir en haut du pignon ; et,