Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/180

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dans les souffles du large, bercé de vagues rêveries, il fumait des pipes, en regardant, par-dessus la ville, les paquebots se perdre à l’horizon, vers les mers lointaines.

Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouche d’autrefois. Comme il était allé chercher Jacques au Dépôt, et qu’il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra, descendant l’escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef. Celui-ci parut troublé, expliqua qu’il venait de voir madame Roubaud, pour une commission dont l’avaient chargé ses sœurs. La vérité était que, depuis quelque temps, il poursuivait Séverine, dans l’espoir de la vaincre.

Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.

— Qu’est-il encore monté faire celui-là ? Tu sais qu’il m’embête !

— Mais, mon ami, c’est pour un dessin de broderie…

— De la broderie, on lui en fichera ! Est-ce que tu me crois assez bête pour ne pas comprendre ce qu’il vient chercher ici ?… Et toi, prends garde !

Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, toute blanche, étonnée de l’éclat de cet emportement, dans la calme indifférence où ils vivaient l’un et l’autre. Mais il s’apaisait déjà, il s’adressait à son compagnon.

— C’est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage, avec l’air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leur tête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux ! Moi, ça me fait bouillir le sang… Voyez-vous, dans un cas pareil, j’étranglerais ma femme, oh ! du coup ! Et que ce petit monsieur n’y revienne pas, ou je lui règle son affaire… N’est-ce pas ? c’est dégoûtant.

Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenance tenir. Était-ce pour lui, cette exagération de colère ? le mari voulait-il lui donner un avertissement ? Il se rassura, lorsque ce dernier reprit d’une voix gaie :