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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/20

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lâchée dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l’étourdie. Mais elle s’entêta, ne se possédant plus, inconsciente.

— Jamais, mon chéri, je ne t’ai dit que ma mère m’avait laissé cette bague.

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

— Comment ? tu ne m’as jamais dit ça ? Tu me l’as dit vingt fois !… Il n’y a pas de mal à ce que le président t’ait donné une bague. Il t’a donné bien autre chose… Mais pourquoi me l’avoir caché ? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère ?

— Je n’ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.

C’était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu’elle se perdait, qu’il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles ; mais il n’était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l’aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l’effarement épouvanté de ses yeux, ce qu’elle ne disait pas tout haut.

— Nom de Dieu ! bégaya-t-il, nom de Dieu !

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l’oubli d’un mensonge à propos de cette bague, venait d’amener l’évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d’une minute. Il la jeta d’une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l’homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des wagons.