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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/210

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ternité qui les unissait, sur cette machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient plus seuls, plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avec l’aggravante, l’écrasante responsabilité des vies humaines qu’ils traînaient derrière eux.

Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé d’irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui l’emportait. Ce n’était, certes, pas le moment de se quereller. La neige redoublait, le rideau s’épaississait à l’horizon. On continuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voir étinceler un feu rouge, au loin. D’un mot, il avertit son chef. Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme il disait parfois. Et le mécanicien, qui n’avait rien vu, restait le cœur battant, troublé par cette hallucination d’un autre, perdant confiance en lui-même. Ce qu’il s’imaginait distinguer, au-delà du pullulement pâle des flocons, c’étaient d’immenses formes noires, des masses considérables, comme des morceaux géants de la nuit, qui semblaient se déplacer et venir au-devant de la machine. Étaient-ce donc des coteaux éboulés, des montagnes barrant la voie, où allait se briser le train ? Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla longuement, désespérément ; et cette lamentation traînait, lugubre, au travers de la tempête. Puis, il fut tout étonné d’avoir sifflé à propos, car le train traversait à grande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloigné de deux kilomètres.

Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit à rouler plus à l’aise, et Jacques put respirer un moment. De Saint-Romain à Bolbec, la ligne monte d’une façon insensible, tout irait bien sans doute jusqu’à l’autre bout du plateau. Quand il fut à Beuzeville, pendant l’arrêt de trois minutes, il n’en appela pas moins le chef de gare qu’il aperçut sur le quai, tenant à lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentait toujours :