Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/214

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sous leur couche de neige, la désolation d’un océan de glace, immobilisé dans la tourmente.

Jamais encore Jacques ne s’était senti pénétrer d’un tel froid. Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en sang ; et il n’avait plus conscience de ses mains, paralysées par l’onglée, devenues si insensibles, qu’il frémit en s’apercevant qu’il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du changement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer la tringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras de mort. Il n’aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les secousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient les entrailles. Une immense fatigue l’avait envahi, avec ce froid, dont le gel gagnait son crâne, et sa peur était de n’être plus, de ne plus savoir s’il conduisait, car il ne tournait déjà le volant que d’un geste machinal, il regardait, hébété, le manomètre descendre. Toutes les histoires connues d’hallucinations lui traversaient la tête. N’était-ce pas un arbre abattu, là-bas, en travers de la voie ? N’avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson ? Des pétards, à chaque minute, n’éclataient-ils pas, dans le grondement des roues ? Il n’aurait pu le dire, il se répétait qu’il devrait arrêter, et il n’en trouvait pas la volonté nette. Pendant quelques minutes, cette crise le tortura ; puis, brusquement, la vue de Pecqueux, retombé endormi sur le coffre, terrassé par cet accablement du froid dont lui-même souffrait, le jeta dans une colère telle, qu’il en fut comme réchauffé.

— Ah ! nom de Dieu de salop !

Et lui, si doux d’ordinaire aux vices de cet ivrogne, le réveilla à coups de pied, tapa jusqu’à ce qu’il fût debout. L’autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.

— Bon, bon ! on y va !

Quand le foyer fut chargé, la pression remonta ; et il