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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/215

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était temps, la Lison venait de s’engager au fond d’une tranchée, où elle avait à fendre une épaisseur de plus d’un mètre. Elle avançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute. Un instant, elle s’épuisa, il sembla qu’elle allait s’immobiliser, ainsi qu’un navire qui a touché un banc de sable. Ce qui la chargeait, c’était la neige dont une couche pesante avait peu à peu couvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux ; et elle-même n’avait que des bordures d’hermine, habillant ses reins sombres, où les flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus, malgré le poids, elle se dégagea, elle passa. Le long d’une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, qui s’avançait à l’aise, pareil à un ruban d’ombre, perdu au milieu d’un pays des légendes, éclatant de blancheur.

Mais plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, et Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre le froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaient déserter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elle s’était engagée entre deux talus, et l’arrêt se produisit lentement, sans secousse. Il sembla qu’elle s’engluait, prise par toutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d’haleine. Elle ne bougea plus. C’était fait, la neige la tenait, impuissante.

— Ça y est, gronda Jacques. Tonnerre de Dieu !

Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur le volant, ouvrant tout, pour voir si l’obstacle ne céderait pas. Puis, entendant la Lison cracher et s’essouffler en vain, il ferma le régulateur, il jura plus fort, furieux.

Le conducteur-chef s’était penché à la porte de son fourgon, et Pecqueux s’étant retourné, lui cria à son tour :

— Ça y est, nous sommes collés !

Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il