Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/225

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portières, relevé les glaces. La neige tombait toujours, l’ensevelissait lentement, sûrement, avec une obstination muette.

Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Mais celle-ci s’y était refusée, tenant à marcher comme les autres. Les trois cents mètres furent très pénibles à franchir : dans la tranchée surtout, on enfonçait jusqu’aux hanches ; et, à deux reprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame anglaise, submergée à demi. Ses filles riaient toujours, enchantées. La jeune femme du vieux monsieur, ayant glissé, dut accepter la main du jeune homme du Havre ; tandis que son mari déblatérait contre la France, avec l’Américain. Lorsqu’on fut sorti de la tranchée, la marche devint plus commode ; mais on suivait un remblai, la petite troupe s’avança sur une ligne, battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige. Enfin, l’on arriva, et Flore installa les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vaste heureusement. Tout ce qu’elle inventa, ce fut d’aller chercher des planches et d’établir deux bancs, à l’aide des chaises qu’elle avait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l’âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu’on ne devait point lui en demander davantage. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visages seulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois : celui de l’Américain et celui du jeune homme du Havre ; et elle les examinait, ainsi qu’on étudie l’insecte bourdonnant posé enfin, qu’on ne pouvait suivre dans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d’eux d’ailleurs, au-delà de leurs traits.