Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/224

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qu’on ne courait aucun danger immédiat ; seulement, la situation n’en restait pas moins lamentable : les bouillottes se refroidissaient, il était neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif, pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvait s’éterniser, qui savait si l’on ne coucherait pas là ? Deux camps se formèrent : ceux qui, de désespoir, ne voulaient pas quitter les wagons, et qui s’y installaient comme pour y mourir, enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur les banquettes ; et ceux qui préféraient risquer la course à travers la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtout d’échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid. Tout un groupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dame anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre, l’Américain, une douzaine d’autres, prêts à se mettre en marche.

Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d’aller lui donner des nouvelles, s’il pouvait s’échapper. Et, comme Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement, en vieil ami :

— Eh bien ! c’est entendu, tu vas conduire ces dames et ces messieurs… Moi, je garde Misard, avec les autres. Nous allons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant.

Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des pelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, qui attaquaient déjà la neige. La petite équipe s’efforçait de dégager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletées contre le talus. Personne n’ouvrait plus la bouche, on n’entendait que cet enragement silencieux, dans le morne étouffement de la campagne blanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s’éloigna, elle eut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrant plus qu’une mince ligne noire, sous l’épaisse couche qui l’écrasait. On avait refermé les