Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/233

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— Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde ? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille ?

— À Flore ! pour qu’il le lui prenne ! Ah bien, non !… Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi : il en aurait quelque chose… À personne, à la terre où j’irai le rejoindre !

Elle s’épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en l’embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt. Puis, comme elle semblait s’assoupir, il passa derrière Séverine, toujours assise près du poêle ; il leva un doigt, souriant, pour lui recommander d’être prudente ; et, d’un joli mouvement silencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui se pencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond et discret. Leurs yeux s’étaient fermés, ils buvaient leur souffle. Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert la porte, était là, debout devant eux, les regardant.

— Madame n’a plus besoin de pain ? demanda-t-elle d’une voix rauque.

Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vagues paroles :

— Non, non, merci.

Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Il hésitait, ses lèvres tremblaient, comme s’il voulait parler ; puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préféra partir. Derrière lui, la porte battit rudement.

Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds. Son angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu’il conduisait, ne l’avait donc pas trompée. La certitude qu’elle cherchait depuis qu’elle les tenait là, ensemble, elle l’avait enfin, absolue. Jamais l’homme qu’elle aimait, ne l’aimerait : c’était cette femme mince, cette rien du tout, qu’il avait choisie. Et son regret de s’être