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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/234

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refusée, la nuit où il avait tenté brutalement de la prendre, s’irritait encore, si douloureux, qu’elle en aurait sangloté ; car, dans son raisonnement simple, ce serait elle qu’il embrasserait maintenant, si elle s’était donnée à lui avant l’autre. Où le trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant : « Prends-moi, j’ai été bête, parce que je ne savais pas ! » Mais, dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêle qui était là, gênée, balbutiante. D’une étreinte de ses durs bras de lutteuse, elle pouvait l’étouffer, ainsi qu’un petit oiseau. Pourquoi donc n’osait-elle pas ? Elle jurait de se venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l’auraient fait mettre en prison, elle qu’on laissait libre, comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.

— Puisque madame n’en veut plus, je vais donner ça aux autres.

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait, démesuré, dans un écrasement de lassitude et d’irritation grandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste campagne blanche ; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail, rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée. Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer d’énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s’était endormie contre l’épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari ne voyait même pas, au milieu de l’abandon général, emportant les convenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien que l’Américain s’en alla, trouvant qu’il serait mieux allongé sur la banquette d’une voiture. C’était maintenant l’idée, le regret de tous : on aurait dû rester