Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/256

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loge qu’on a cassée… Oh ! ce frisson d’agonie dont j’ai encore l’écho dans les membres !

Jacques, avide, voulut l’interrompre pour la questionner. Mais, à présent, elle avait hâte de finir.

— Non, attends… Comme je me relevais, nous passions à toute vapeur devant la Croix-de-Maufras. J’ai aperçu distinctement la façade close de la maison, puis le poste du garde-barrière. Encore quatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d’être à Barentin… Le corps était plié sur la banquette, le sang coulait en mare épaisse. Et mon mari, debout, hébété, balancé par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela a duré une minute, sans que ni l’un ni l’autre nous fissions rien pour notre salut… Si nous gardions ce corps avec nous, si nous restions là, on allait tout découvrir peut-être, à l’arrêt de Barentin… Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblait s’éveiller. Je l’ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre, l’argent, tout ce qu’il trouvait ; et, ayant ouvert la portière, il s’efforça de le pousser sur la voie, sans le saisir à pleins bras, de peur du sang. « Aide-moi donc ! pousse avec moi. » Je n’essayai même pas, je ne sentais plus mes membres. « Nom de Dieu ! veux-tu bien pousser avec moi ! » La tête, sortie la première, pendait jusqu’au marchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait de passer. Et le train courait… Enfin, sous une poussée plus forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues. « Ah ! le cochon, c’est donc fini ! » Puis, il ramassa la couverture, la jeta aussi. Il n’y avait plus que nous deux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nous n’osions pas nous asseoir… La portière battait toujours, grande ouverte, et je ne compris pas d’abord, anéantie, affolée, lorsque je vis mon mari descendre, disparaître à son tour. Il revint. « Allons, vite, suis moi, si tu ne veux pas qu’on nous coupe le cou ! » Je ne bougeais pas, il s’impatientait.