Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/266

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— Comment, c’est vous ! Où allez-vous donc, de si bonne heure ?

L’autre éclata d’un bon rire, avec un geste de comique désespoir.

— Dire qu’on ne peut rien faire sans être rencontrée ! J’espère que vous n’irez pas me vendre… C’est demain la fête de mon mari, et dès qu’il a été sorti pour ses affaires, j’ai pris ma course, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu une orchidée dont il a une envie folle… Une surprise, vous comprenez.

La vieille dame hochait la tête, d’un air de bienveillance attendrie.

— Et bébé va bien ?

— La petite, oh ! un vrai charme… Vous savez que je l’ai sevrée il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe… Nous nous portons tous trop bien, c’est scandaleux.

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang pur de ses lèvres. Et Jacques, qui s’était mis à sa droite, le couteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu’il serait très bien pour frapper. Il n’avait qu’à lever le bras et à faire demi-tour, pour l’avoir à sa main. Mais, sous le tunnel des Batignolles, l’idée des brides du chapeau l’arrêta.

— Il y a là, songeait-il, un nœud qui va me gêner. Je veux être sûr.

Les deux femmes continuaient à causer gaiement.

— Alors, je vois que vous êtes heureuse.

— Heureuse, ah ! si je pouvais dire ! C’est un rêve que je fais… Il y a deux ans, je n’étais rien du tout. Vous vous rappelez, on ne s’amusait guère chez ma tante ; et pas un sou de dot… Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m’étais mise à l’aimer. Mais il était si beau, si riche… Et il est à moi, il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux ! Je vous dis que c’est trop !