Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/272

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alors dès cinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, en tout cas ne revenant qu’à cinq heures du soir. Longtemps, dans ce désarroi, il avait gardé une ponctualité d’employé modèle, toujours présent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu’il ne tenait pas sur les jambes, mais debout pourtant, consciencieux à sa besogne. Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois déjà, l’autre sous-chef, Moulin, avait dû l’attendre une heure ; même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu’il ne reparaissait pas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour lui éviter une réprimande. Et tout le service de Roubaud commençait ainsi à se ressentir de cette désorganisation lente. Le jour, ce n’était plus l’homme actif, n’expédiant ou ne recevant un train qu’après avoir tout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux autres et à lui-même. La nuit, il s’endormait d’un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau. Éveillé, il semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les mains croisées derrière le dos, donnait d’une voix blanche les ordres, dont il ne vérifiait pas l’exécution. Tout marchait quand même, par la force acquise de l’habitude, sauf un tamponnement dû à une négligence de sa part, un train de voyageurs lancé sur une voie de garage. Ses collègues, simplement, s’égayaient, en contant qu’il faisait la noce.

La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étage du café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu à peu un tripot. On racontait que des femmes s’y rendaient, chaque nuit ; mais on n’y en aurait trouvé réellement qu’une, la maîtresse d’un capitaine en retraite, âgée d’au moins quarante ans, joueuse enragée elle-même, sans sexe. Le sous-chef ne satisfaisait là que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au lendemain du meurtre, par le hasard d’une partie de piquet,