Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/275

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vante le prenait, dès qu’il projetait d’entrer quelque part, pour demander de la monnaie. Pendant cinq jours, il garda le billet sur lui ; et c’était une continuelle habitude, un besoin de le tâter, de le déplacer, de ne pas s’en séparer, la nuit. Il bâtissait des plans très compliqués, se heurtait toujours à des craintes imprévues. D’abord, il avait cherché dans la gare : pourquoi un collègue, chargé d’une recette, ne le lui prendrait-il pas ? Puis, cela lui ayant paru extrêmement dangereux, il avait imaginé d’aller à l’autre bout du Havre, sans sa casquette d’uniforme, acheter n’importe quoi. Seulement, ne s’étonnerait-on pas de le voir, pour un petit objet, remuer une si grosse somme ? Et il s’était arrêté à ce moyen, de donner le billet au bureau de tabac du cours Napoléon, où il entrait chaque jour : n’était-ce pas le plus simple ? on savait bien qu’il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de surprise. Il marcha jusqu’à la porte, se sentit défaillir et descendit vers le bassin Vauban, pour s’exciter au courage. Après une demi-heure de promenade, il revint, sans se décider encore. Et, le soir, au café du Commerce, comme M. Cauche était là, une bravade brusque lui fit tirer le billet de sa poche, en priant la patronne de le lui changer ; mais elle n’avait pas de monnaie, elle dut envoyer un garçon le porter au bureau de tabac. Même on plaisanta sur le billet, qui semblait tout neuf, bien qu’il fût daté de dix ans. Le commissaire de surveillance l’avait pris, et il le retournait, en disant que celui-là, pour sûr, avait dormi au fond de quelque trou ; ce qui jeta la maîtresse du capitaine retraité dans une histoire interminable, de fortune cachée, puis retrouvée, sous le marbre d’une commode.

Des semaines s’écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dans les mains, achevait d’enfiévrer sa passion. Ce n’était pas qu’il jouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, si noire, que les petites pertes de