Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/276

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chaque jour, additionnées, arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes. Vers la fin du mois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelques louis, malade de ne plus oser toucher une carte. Pourtant, il lutta, faillit s’aliter. L’idée des neuf billets qui dormaient là, sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à une obsession de chaque minute : il les voyait à travers le bois, il les sentait chauffer ses semelles. Dire que, s’il avait voulu, il en aurait pris un encore ! Mais, c’était bien juré cette fois, il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller de nouveau. Et, un soir, comme Séverine s’était endormie de bonne heure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d’une telle tristesse, que ses yeux s’emplissaient de larmes. À quoi bon résister ainsi ? ce ne serait que de la souffrance inutile, car il comprenait qu’il les prendrait maintenant jusqu’au dernier, un à un.

Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchure toute fraîche, à une arête de la frise. Elle se baissa, constata les traces d’une pesée. Évidemment, son mari continuait à prendre de l’argent. Et elle s’étonna du mouvement de colère qui l’emportait, car elle n’était pas intéressée d’habitude ; sans compter qu’elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôt que de toucher à ces billets tachés de sang. Mais n’étaient-ils pas à elle autant qu’à lui ? pourquoi en disposait-il, en se cachant, en évitant même de la consulter ? Jusqu’au dîner, elle fut tourmentée du besoin d’une certitude, et elle aurait à son tour déplacé la frise, pour voir, si elle n’avait senti un petit souffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là toute seule. Le mort n’allait-il pas se lever de ce trou ? Cette peur d’enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu’elle emporta son ouvrage et s’enferma dans sa chambre.

Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste de ragoût, une nouvelle irritation la souleva, en