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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/296

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Séverine qu’il adorait, il ne se cachait plus, la possédait à jamais, tout entière. Puis, il y avait l’argent, une fortune. Il quittait son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait les camarades causer comme d’un pays où les mécaniciens remuaient l’or à la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en un rêve : une femme qui l’aimait passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large, l’ambition illimitée, ce qu’il voudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu’un geste à faire, rien qu’un homme à supprimer, la bête, la plante qui gêne la marche, et qu’on écrase. Il n’était pas même intéressant, cet homme, engraissé, alourdi à cette heure, enfoncé dans cet amour stupide du jeu, où sombraient ses anciennes énergies. Pourquoi l’épargner ? Aucune circonstance, absolument aucune ne plaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en réponse à chaque question, l’intérêt des autres était qu’il mourût. Hésiter serait imbécile et lâche.

Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s’était mis sur le ventre, se retourna d’un bond, dans le sursaut d’une pensée, vague jusque-là, brusquement si aiguë, qu’il l’avait sentie comme une pointe, en son crâne. Lui, qui, dès l’enfance, voulait tuer, qui était ravagé jusqu’à la torture par l’horreur de cette idée fixe, pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud ? Peut-être, sur cette victime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin de meurtre ; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement une bonne affaire, il serait en outre guéri. Guéri, mon Dieu ! ne plus avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cet éveil farouche de l’ancien mâle, emportant à son cou les femelles éventrées ! Une sueur l’inonda, il se vit le couteau au poing, frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé le président, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaie saignait sur ses mains. Il le tuerait, il était résolu, puisque là était la