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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/297

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guérison, la femme adorée, la fortune. À en tuer un, s’il devait tuer, c’était celui-là qu’il tuerait, sachant au moins ce qu’il faisait, raisonnablement, par intérêt et par logique.

Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient de sonner, Jacques tâcha de dormir. Il perdait déjà connaissance, lorsqu’une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son lit, étouffant. Tuer cet homme, mon Dieu ! en avait-il le droit ? Quand une mouche l’importunait, il la broyait d’une tape. Un jour qu’un chat s’était embarrassé dans ses jambes, il lui avait cassé les reins d’un coup de pied, sans le vouloir il est vrai. Mais cet homme, son semblable ! Il dut reprendre tout son raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des forts que gênent les faibles, et qui les mangent. C’était lui, à cette heure, que la femme de l’autre aimait, et elle-même voulait être libre de l’épouser, de lui apporter son bien. Il ne faisait qu’écarter l’obstacle, simplement. Est-ce que dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu’une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l’autre, d’un coup de gueule ? Et, anciennement, quand les hommes s’abritaient, comme les loups, au fond des cavernes, est-ce que la femme désirée n’était pas à celui de la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang des rivaux ? Alors, puisque c’était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules qu’on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble. Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il sentit renaître sa résolution entière : dès le lendemain, il choisirait le lieu et l’heure, il préparerait l’acte. Le mieux, sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare, pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que des maraudeurs, surpris, l’avaient tué. Là-bas, derrière les tas de charbon, il savait un bon endroit, si l’on pouvait l’y attirer. Malgré son effort pour s’endormir, maintenant il arrangeait la scène,