Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/303

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Roubaud, en effet, revenait. Il avait tourné à droite, puis il redescendit. Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la sensation vague des meurtriers lancés sur sa piste. Pourtant, il continuait à marcher de son pas tranquille, en gardien consciencieux, qui ne veut pas rentrer, sans avoir donné son coup d’œil partout.

Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaient plus. Le hasard les avait plantés à l’angle même d’un tas de charbon. Ils s’y adossèrent, semblèrent y entrer, l’échine collée au mur noir, confondus, perdus dans cette mare d’encre. Ils étaient sans souffle.

Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux. Trente mètres à peine les séparaient, chaque pas diminuait la distance, régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du destin. Encore vingt pas, encore dix pas : il l’aurait devant lui, il lèverait le bras de cette façon, lui planterait le couteau dans la gorge, en tirant de droite à gauche, pour étouffer le cri. Les secondes lui semblaient interminables, un tel flot de pensées traversait le vide de son crâne, que la mesure du temps en était abolie. Toutes les raisons qui le déterminaient défilèrent une fois de plus, il revit nettement le meurtre, les causes et les conséquences. Encore cinq pas. Sa résolution, tendue à se rompre, restait inébranlable. Il voulait tuer, il savait pourquoi il tuerait.

Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle. Tout croula en lui, d’un coup. Non, non ! il ne tuerait point, il ne pouvait tuer ainsi cet homme sans défense. Le raisonnement ne ferait jamais le meurtre, il fallait l’instinct de mordre, le saut qui jette sur la proie, la faim ou la passion qui la déchire. Qu’importait si la conscience n’était faite que des idées transmises par une lente hérédité de justice ! Il ne se sentait pas le droit de tuer, et il avait beau faire, il n’arrivait pas à se persuader qu’il pouvait le prendre.