Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/312

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idée fixe, de la chose qui la hantait, qu’elle avait débattue sous les étoiles, dans la paix des ténèbres, tout le long de la route de Doinville. Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance : pourquoi n’avait-elle pas eu plus de chagrin, à la mort de sa mère ? et pourquoi, à cette heure encore, ne pleurait-elle pas ? Elle l’aimait pourtant bien, malgré sa sauvagerie de grande fille muette, s’échappant sans cesse, battant les champs, dès qu’elle n’était pas de service. Vingt fois, pendant la dernière crise qui devait la tuer, elle était venue s’asseoir là, pour la supplier de faire appeler un médecin ; car elle se doutait du coup de Misard, elle espérait que la peur l’arrêterait. Mais elle n’avait jamais obtenu de la malade qu’un non furieux, comme si cette dernière eût mis l’orgueil de la lutte à n’accepter de secours de personne, certaine quand même de la victoire, puisqu’elle emporterait l’argent ; et, alors, elle n’intervenait point, reprise elle-même de son mal, disparaissant, galopant pour oublier. C’était cela, certainement, qui lui barrait le cœur : lorsqu’on a un trop gros chagrin, il n’y a plus de place pour un autre ; sa mère était partie, elle la voyait là, détruite, si pâle, sans pouvoir être plus triste, en dépit de son effort. Appeler les gendarmes, dénoncer Misard, à quoi bon, puisque tout allait crouler ? Et, peu à peu, invinciblement, bien que son regard restât fixé sur la morte, elle cessa de l’apercevoir, elle retourna à sa vision intérieure, reconquise tout entière par l’idée qui lui avait planté son clou dans le crâne, n’ayant plus que la sensation de la secousse profonde des trains, dont le passage, pour elle, sonnait les heures.

Depuis un instant, au loin, grondait l’approche d’un omnibus de Paris. Lorsque la machine enfin passa devant la fenêtre, avec son fanal, ce fut, dans la chambre, un éclair, un coup d’incendie.

— Une heure dix-huit, pensa-t-elle. Encore sept