Aller au contenu

Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/326

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d’écritures. Deux voyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre ses papiers en ordre, lorsque, montant s’asseoir dans sa vigie, il donna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup d’œil sur la voie. Il restait là, assis dans cette guérite vitrée, toutes ses heures libres, en surveillance. Le tender lui cachait le mécanicien ; mais, grâce à son poste élevé, il voyait souvent plus loin et plus vite que celui-ci. Aussi le train tournait-il encore, dans la tranchée, qu’il aperçut là-bas, l’obstacle. Sa surprise fut telle, qu’il douta un instant, effaré, paralysé. Il y eut quelques secondes perdues, le train filait déjà hors de la tranchée, et un grand cri montait de la machine, lorsqu’il se décida à tirer la corde de la cloche d’alarme, dont le bout pendait devant lui.

Jacques, à ce moment suprême, la main sur le volant du changement de marche, regardait sans voir, dans une minute d’absence. Il songeait à des choses confuses et lointaines, d’où l’image de Séverine elle-même s’était évanouie. Le branle fou de la cloche, le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent. Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du tirage, venait de voir, en se penchant pour s’assurer de la vitesse. Et Jacques, d’une pâleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancée, l’épouvantable choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu’il distingua jusqu’au grain des deux pierres, tandis qu’il avait déjà dans les os la secousse de l’écrasement. C’était l’inévitable. Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche, fermé le régulateur, serré le frein. Il faisait machine arrière, il s’était pendu, d’une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante et furieuse d’avertir, d’écarter la barricade géante, là-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l’air, la Lison n’obéissait pas, allait quand même,